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Carcasses (Vanités) 2008-2009.

 

 

L'abattoir.

 

   Murs d'une blancheur immaculée. Avant d'entrer de l'autre côté, derrière le sas, enfiler blouse, casque et chaussons blancs par dessus ses chaussures. D'abord l'odeur. Puis la buée qui a envahi l'espace, empêchant de distinguer l'enfilade d'une série de vastes chambres froides, à travers laquelle on se laisse guidé, presque aveugle, comme dans un labyrinthe.

 

 Puis l'œil s'habituant à l'épais brouillard capte une forte lumière venant du plafond, néons blancs qui laissent apercevoir de chambre en chambre des centaines de carcasses alignées, serrées les unes à côté des autres, et suspendues par de gros crochets métalliques, au bout desquels lentement elles balancent : d'abord des morceaux de carcasses, corps refroidis et fendus en deux, dégouttant en larges taches de sang rouge et brun coagulé sur un sol jaune ; puis des corps emmaillotés de jeunes veaux ; des carcasses sans pattes, sans tête ni peau, éviscérées et dénervées.

 

 Au bout de cette enfilade de chambres froides peintes en jaune clair et blanc, à l'extrême fond de l'abattoir, une vaste pièce éclairée par une verrière comme dans l'atelier du peintre, d'où s'échappe l'odeur forte de chair brûlée. La buée exhalée par l'arrosage des vaches mortes suspendues y est plus dense, plus opaque encore, et colle aux vêtements comme à l'objectif de l'appareil photographique. Là, contrairement aux chambres silencieuses qu'il vient de traverser, le visiteur est accueilli par le bruit assourdissant de machines retenues par des filins, pistons et câbles, que manœuvrent des ouvriers en blouse blanche, casqués et bottés.

 

 Ici, la mort en action. A la chaîne.

 

 Vaches suspendues par une patte, encore chaudes, la queue raide et dressée, dont on coupe à ras les membres inférieurs.

Vaches à la robe d'un marron roux qu'un ouvrier dépouille en découvrant une seconde peau intérieure blanche. Puis un autre dépècera les corps de leurs parties molles et gélatineuses ; tandis qu'un troisième aura écorché les têtes, tranché leur langue pendante d'un rouge sombre ; puis il coupera les têtes en les laissant tomber dans un panier métallique prévu à cet effet, où, énormes et dégoulinantes, elles vous fixent d'un œil rond et saillant, débarrassé de ses paupières.

Au terme de cette chaîne d'abattage, lorsqu'elle sortira de cette pièce pour être suspendue dans l'une des chambres froides, la vache aura été métamorphosée en une carcasse prête pour le commerce de gros, de demi-gros et de détail.

 

  Comme si, dans les murs clos de l'abattoir industriel, se rejouait à l'insu de notre société moderne, la résurgence du sacrifice antique et du rituel d'oblation et d'immolation de la chair animale, pour qu'elle soit consommée et partagée entre tous.

 

 

La carcasse, sujet de peinture.

 

  Comment peindre la carcasse après Rembrandt, Soutine, Bacon, ou, plus récemment après les peintures de Philippe Cognée, inspirées elles aussi par l'abattoir industriel.

 

  Après avoir visité plusieurs abattoirs, c'est l'extraordinaire présence de la carcasse, intimidante pour qui la regarde la première fois, qui a dominé et inspiré mon travail sur la toile :

comment rendre la réalité crue de cette chair morte ;

comment la rendre plus réelle que dans la réalité et paradoxalement vivante ;

comme peindre l'étrangeté de sa forme qui en fait un objet ou une image insaisissables, évoquant d'autres objets, d'autres images possibles ;

comment rendre aussi les sentiments complexes qu'elle suscite, - dégoût, effroi, intimidation, peur de la mort.

 

  Vanité certes, objet de méditation sur la mort ("tout n'est-il que carcasse?"), mais également sur notre société de consommation.

 

  Prétexte aussi, à une interrogation d'ordre purement esthétique sur le rouge, m'imposant une palette «baroque» de rouges, de noir, de jaune et de blanc.
 

 

  «Et le ciel regardait la carcasse superbe

Les formes s’effaçaient et n’étaient plus qu’un rêve

Une ébauche lente à venir,

Sur la toile oubliée, et que l’artiste achève

Seulement par le souvenir

 

Baudelaire, «Une Charogne», Les Fleurs du mal.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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